mercredi, janvier 05, 2005

Emmanuel

Il avait vu le jour se lever, quel jour étions nous ? Aucune idée de la date, Kippour était passé, il y avait survécu mais là c’était le dernier jour, il le savait, il les entendait chuchoter derrière la porte depuis ce matin. Berthe avait les yeux rouges. Elle n’était pas du genre à pleurer
Il aurait préféré être chez lui sur son divan, enfermé dans la salle à manger, avec la bouteille de schnaps et un petit verre, à la place il avait une perfusion de morphine dans le bras, il portait un chemise de nuit ridicule qui ne fermait pas dans le dos et son « touches » était à l’air. A quatre-vingt sept ans il aurait voulu mourir plus dignement.

Dans la maison de l’avenue Clémenceau, Berthe aurait hurlé, ouvre cette porte, tu sais que tu ne dois pas boire, il aurait répondu une vacherie, il adorait se disputer avec elle, elle était championne en dispute la Berthe, elle aurait fini par appeler le petit, au magasin en téléphonant exprès devant la porte, elle tirait le cordon du téléphone pour qu’il entende, pour l’embêter, -ton grand-père s’est encore enfermé, il boit, il ne m’écoute pas . Après elle lui disait Schwab, j’espère que tu as honte, et invariablement il lui répondait, -femme qu’est ce que j’ai bien pu te trouver, perchée sur ton balcon avec ton gros nez ?

C’était comme ça depuis leur retour d’Amérique.

Georges serait arrivé, en freinant devant la villa il aurait fait crisser les pneus de sa voiture de sport, claqué la portière, sonné, tapé à la porte de la salle à manger. Lui il aurait encore joué à faire la sourde oreille cinq minutes. Ils se seraient engueulés tous les trois, et à la fin il aurait encore bu une goutte et Georges l’aurait embrassé et serait reparti, il se serait levé du divan aurait allumé une cigarette en le regardant s’éloigner. C’était rôdé, comme une pièce de boulevard, et ça le faisait rire, Berthe aussi mais elle ne l’avouerait pas.

Georges reparti il irait jouer aux cartes avec ses amis, enfin ceux qui restaient.

Camille, son gendre, le Docteur, entra vêtu de sa blouse blanche le stéthoscope autour du cou ; il ferma les yeux, inutile de parler de toute façon c’était la fin.
Où était sa casquette? On lui avait enlevé à son arrivée, Berthe lui avait aussi pris ses cigarettes et ses lunettes, les nouvelles, il les avait achetées pour le mariage de sa petite fille Élisabeth.
Le smoking du mariage, Mademoiselle Louise avait du le reprendre de deux tailles il avait déjà maigri, mais personne n’a rien dit.
Le Docteur lui pris le pouls, et lui demanda s’il ne souffrait pas, il répondit en ouvrant les yeux à peine, -parce que en plus tu veux que j’ai mal-, mais là il toussa et Camille dut le soulever pour qu’il reprenne son souffle. Camille savait que le vieil homme voulait faire le brave, mais ne dit rien, il demanda à l’infirmière de changer la perfusion qui se terminait et sortit.

La nuit était tombée depuis longtemps quand il reprit conscience, quel drôle de rêve, il était reparti loin dans le temps jeune homme à Wintzenheim, il avait revu la maison de la Grande rue, l’écurie derrière et son père, oui il avait revu son père, mauvais signe pensa-t-il.
Le Léopold était mort quand lui Emmanuel avait vingt ans, il n’en avait jamais rêvé depuis, et voilà que le vieux réapparaissait, en plus il avait vingt cinq ans de moins que lui, quel houtspa. En bon fils Emmanuel avait appelé son fils Léo, le petit allait avoir soixante ans, -si c’est pas un malheur avoir un fils de cet âge là-, il souriait tout seul, les yeux clos.

Si le bon Dieu lui laissait encore un peu d’humour, c’est que finalement ce n’était peut-être pas si grave. Et là précisément à vingt-trois heure quarante cinq le 30 septembre 1953 Emmanuel Schwab s’en est allé joué aux cartes avec ses copains, en buvant un petit coup de schnaps, une dernière fois.

Les obsèques auraient pu être grandioses, Chevalier de la Légion d’Honneur, Membre de la Chambre de Commerce, ancien Président de la Communauté israélite, Emmanuel Schwab est parti avec les honneurs, tout le personnel des Etablissements Schwab, fondés par lui en 1888 devait être présent. Les notables juifs ou non aussi. Un joli pied de nez quand même pour le fils du marchand de bestiaux de Wintzenheim parti à Metz, revenu à Mulhouse, réfugié à New York, revenu à Mulhouse. Né et mort français il aura été Allemand de 1871 à 1918, citoyen américain, il est mort à nouveau français.
Il aura connu trois guerres franco allemande ou prussienne, jamais combattu, trop jeune en 1870 et déjà trop vieux en 1914.

Les condoléances du très protestant Président de la Chambre de Commerce de Mulhouse à mon grand-père ont été encadrées, une forme d’humour familial sans doute, le très digne représentant de haute société protestante n’est quand même pas venu assister aux obsèques du petit juif alsacien. Pas trop de promiscuité quand même, « ces gens là » n’étaient pas de leur monde.


Il y avait en ce temps là trois grands magasins dans la Rue du Sauvage, artère principale du commerce mulhousien. Sur le trottoir impair le Globe appartenait à un ordre de religieuses suisses et sur le trottoir paire pile en face les deux autres avaient été fondés par mes arrières grands-pères maternels qui se détestaient cordialement, l’affabilité polie n’était apparue dans le spectre de leurs relations que depuis le mariage de la fille unique de l’un avec le fils de l’autre. Et il n’y avait pas eu de mariage arrangé !




Quand Emmanuel est mort la famille avait déjà eu son lot d’épreuves et de douleurs cachées. Il y avait eu la guerre, l’exil, certes luxueux à New York mais l’exil quand même, la longue liste des cousins morts pendant la guerre, déportés et assassinés. Mais d’eux on n’en parlait pas à cette époque. Le silence s’était aussi abattu sur la famille après le décès de ma grand-mère Ady et de sa fille Alice en 1948. L’une avait 22 ans l’autre 44.
Alice avait commencé à montrer des signes d’instabilité psychologiques au début de la guerre, peut-être déjà à Lisbonne en attendant les papiers pour partir, les crises d’angoisse sont apparues et ont ensuite été diagnostiqués comme une forme de syndrome maniaco-dépressif, elle a subi des électrochocs, s’est rebellée contre l’autorité masculine, adolescente elle recherchait l’attention des hommes, jolie elle plaisait, d’amourettes en aventures, la pression familiale et culturelle, l’angoisse de la guerre et de son issue, la libération mais le retour retardé en raison de la santé de sa mère , elle revient en Europe à vingt ans, redécouvre une société bourgeoise juive qui la juge, elle aime la vie les hommes et se retrouve enceinte d’un moniteur de ski, inconvenant. Il y a eu conseil de famille, qui a décidé pour elle de la faire avorter, son frère cadet, son père, l’oncle docteur ? Je n’ai pas de réponse, toujours est-il que « pauvre Alice » n’a pas supporté cet avortement et qu’elle s’est suicidée à 22 ans.

Ady avait commencé à être malade aux Etats Unis, vers 1941. Une insuffisance cardiaque qui conjuguée à l’angoisse puis à la douleur après le suicide d’Alice avait eu raison de sa santé.
Léon mon grand-père avait donc perdu une épouse et une fille, il lui restait un fils Georges et ma mère Elisabeth.
La mort d’Emmanuel, son père à quatre-vingt sept ans était normale, elle scellait étonnamment, après les deux mariages, de mon oncle et de ma mère le retour à une vie normale, le retour à un temps où les événements familiaux ne seraient plus troublés, par des drames. La mort de la figure paternelle redistribuait les cartes du pouvoir dans la famille, qui allait dévisser la statue du commandeur ?