jeudi, janvier 06, 2005

Choisis la vie

Pour chacun de nous la représentation des convocations d’automne est différente, dans son sens et son image. Ce moment très particulier de l’année je ne le vis pas à chaque fois de la même manière, mais à chaque fois il me ramène à une époque lointaine et à deux épisodes distincts mais indissociables.
Le premier, où préadolescente je fus chassée de l’étage des hommes pour rejoindre contrainte celui des femmes, quittant le havre de paix que représentaient les genoux de mon grand-père, pour affronter les bavardages et simagrées de l’étage du dessus. De loin je pouvais voir mon grand-père, presque aveugle, prier sous son long Talith blanc et noir. Mais je n’y étais plus, je ne sentais plus son eau de Cologne, la même disait-il depuis son arrivée à l’Ouest au début du siècle, celle dont la marque était son année de naissance, 1888. Je ne l’entendais plus, je savais qu’il priait d’une voix douce, de temps en temps il s’arrêterait épongerait son crâne chauve et son visage avec un mouchoir immaculé, ne me montrerait plus le texte, et reprendrait avec son accent polonais, l’hébreu avec lui devenait une autre langue. Quand le choffar sonna ce jour là, je courus dans les escaliers, traversait la grande synagogue pour le rejoindre et le shammes ne m’attrapa pas avant la fin de la cérémonie. Je dus promettre de ne plus recommencer. Je promis, mais ce fut aussi la dernière fois que j’entendis le choffar dans cette synagogue.
Les deux années suivantes, je restais dans la cour, attendant qu’il sorte pour recevoir sa bénédiction. Ses deux grandes mains sur ma tête les pouces joints et les doigts dans la position des Cohen, sous son talith, en ces temps je croyais que la proximité de Dieu, c’était ça.
Puis survint le deuxième épisode. La troisième année je ne reçu pas ma convocation …ma mère était morte quelques jours plus tôt et j’avais perdu toute idée de proximité avec Dieu.
Aucun de mes grands-pères, ne se rendit à la synagogue, Leib Arie ben Moshe Ha Cohen, n’alla pas prier avec les autres, il ne fut pas foudroyé, il avait 87 ans et vécut encore quatre ans. Il me bénit une dernière fois pour mon mariage, il mourut cette année là, un mois avant les convocations d’automnes. Leon Yehuda ben Emmanuel resta aussi chez lui, il venait de perdre sa deuxième fille, il avait 82 ans et vécut encore cinq ans Je ne m’y rendis pas non plus.

Au décès de ma mère, j'avais quinze ans, j'étais détruite, mon monde venait de s'écrouler, le seul à blâmer à mes yeux était Dieu, qui me privait du seul être qui me fut essentiel. Je lus Kohelet (l’Ecclésiaste). Je découvrais les paroles qui mieux que mes mots exprimaient ma douleur, mon chagrin et le désespoir noir de ma condition orpheline, ce livre décrivait l'abîme qui me séparait des vivants. Ma perception du temps avait changé, il y avait le temps d'avant la mort et le temps d'après, or ce dernier ne pouvait exister, je lui refusais le droit de m'entraîner dans un demain différent. Le simple décompte des heures perdait tout sens. Le monde extérieur était vain, "buée, vapeur" disait l'Ecclésiaste. Je refermais le livre pour de nombreuses années et avec lui ce qu’il décrivait, avec la leçon qu’il donnait. Je tentais d’oublier la leçon, de m’oublier et entamais une période de survie.
Le retour à la vie est une chose inéluctable, un ordre impératif nous est donné « choisis la vie », à nouveau j’obéis, inconsciemment bien entendu. Et je donnais la vie en toute conscience.

L’histoire de ma famille est inscrite des deux côtés de la vallée du Rhin, inscrite en creux dans les linteaux des maisons détruites qu’ils ont occupées au fil des siècles, inscrite dans les pierres des marchés aux bestiaux, sur les chemins qu’empruntaient les colporteurs puis plus tard sur les bancs des universités, sur les murs des magasins, des moulins à huile, à farine, sur les monuments aux morts des soldats des guerres franco –allemandes des deux côtés, inscrite dans les registres et les memorbuch brûlés des communautés disparues d’Europe. Inscrite sur les listes de déportés, inscrite dans les cendres d’Auschwitz, dans la poussière de Gurs, dans les fosses communes de Bialystok, de Tallin et aussi dans les sous-bois de Mackenheim, sur les pierres des cimetières de Wintzenheim, Herrlisheim, Mulhouse, Breisach, Berne.
Je porte en moi comme chacun d’entre nous la mémoire de ces femmes et de ces hommes qui nous ont précédés. Aujourd’hui les convocations d’automne commencent pour moi par un retour sur ces chemins, chaque fin d’été j’arpente les allées des cimetières, je vais voir mes morts, ceux que j’ai aimé, ceux que j’ai « retrouvé », je n’ai pas encore été à l’Est de l’Est d’où je viens ; mais un jour j’irais. Chercher la trace des miens.

Depuis plus de douze ans je réponds à nouveau aux convocations d’automne, je porte désormais mon propre Talith, j’ai choisi le même que mon grand-père, et maintenant ce sont mes enfants qui me rejoignent.
Je prie parfois avec ferveur, parfois je ne prie pas, mais je suis là, avec vous, avec eux. J’ai beau avoir choisi la vie, mes morts restent présents, vivant en moi, et quand je rappelle leurs noms je vois leurs visages. Si la faim et la soif à la vingt-cinquième heure se rappellent à mon souvenir, c’est l’odeur de l’eau de Cologne qui me manque le plus.