jeudi, janvier 20, 2005

Avant de disparaître

Le 23 juin 1943
«Maman, chers vous tous,
" Le papier est rare et c'est pourquoi je vous écris sur ce torchon. Pour envoyer des lettres aussi, c'est une histoire, et nous sommes heureux d'avoir trouvé quelques âmes charitables qui nous permettent de vous écrire plus souvent.
«Il y aurait beaucoup à dire sur notre séjour en villégiature, aucun travail à accomplir, aucune corvée non plus. Alors, on reste couché le matin et l'après‑midi. Il est vrai qu'on mange juste assez pour ne rien faire.
«Après l'angoisse provoquée par la menace suspendue sur nos têtes ces deux derniers jours, menace de déportation, nous nous trouvons satisfaits et souhaitons ne pas faire l'expérience de cette horrible chose. On en arrive à espérer la continuation de notre épreuve, telle quelle, sans aggravation. On fait l'apprentissage du parfait clochard, sans linge de rechange, sans savon, mais on est sale entre amis, c'est une consolation. Nous ne cessons de rapprocher de vous toutes nos pensées. Nous avons hâte de recevoir de vos nouvelles. Bons baisers à tous.
" André »

" P.S. N'oubliez pas que vous pouvez nous expédier à l'un comme à l'autre des colis de ravitaillement, sans étiquette, à condition de payer le port (les étiquettes vous donnent droit au port gratuit). Envoyez des œufs durs, sucre, pain, saucisson, confiture, biscottes, biscuits. Nous n'avons qu'une soupe à midi et une soupe le soir, de légumes chaque fois. Merci d'avance, à bientôt.
" André. »

Jeudi 24 juin 1943
" ... Comme je vous l'ai dit hier, il y avait un danger de déportation et mille personnes, hommes, femmes et enfants, ont quitté le camp pour une destination inconnue et c'était un spectacle lamentable. Dieu nous a préservés de cette déportation mais tout danger n'est pas écarté, car il est question d'un nouveau contingent et nous pouvons en être, car c'est un peu au petit bonheur. Par conséquent, n'envoyez pas de deuxième colis avant d'avoir reçu notre accusé de réception...
" ... Nous dormons sur un lit en fer et une paillasse avec couverture et notre sommeil est sans trouble, quoique nous soyons 40/45 personnes dans la même salle comme au régiment. Ce qui est déplorable, ce sont les W.C., jamais je n'ai vu pareille horreur, mais, paraît‑il, au régiment c'est pareil... »

25 juin 1943
« ... Malgré l'atmosphère lourde du camp où des recensements se font en vue de prochaines déportations, nous demeurons calmes et résignés et laissons le destin s'accomplir. N'envoyez pas de colis avant de recevoir notre accusé de réception du premier qui j'espère est déjà en route.
" De toute façon, il faut dorénavant envoyer les colis par l'entremise de L'UGIF, à son dépôt, Bd. de Belleville, Paris (20') qui nous les fera parvenir. Il faut correspondre avec l'UGIF, à son bureau, 29 rue de la Bienfaisance, Paris, pour connaître notre sort, si nous sommes maintenus ici ou déportés... »

28 juin 1943
« ... Papa et moi couchons l'un au‑dessus de l'autre sur un châssis en bois avec paillasse; nous sommes les uns sur les autres pour ainsi dire, environnés de gens de conditions absolument diverses. Docteurs, avocats, commerçants, intellectuels, mais également voyous de première catégorie. Tous, nous portons l'étoile et de ce fait les différences de classe se trouvent automatiquement supprimées. Comme nous vous l'avons déjà dit, le problème de la nourriture est le plus préoccupant; les rations sont tellement minimes et nous ne pouvons nous en contenter. Pour nous permettre d'attendre vos colis qui, je vous le rappelle, peuvent parfaitement dépasser largement le poids de 3 kilos fixé comme minimum, nous avons dû nous endetter pour acheter hors cours des rations de pain. Inutile de vous dire les prix atteints par ces denrées, ils sont absolument inconnus dans le "civil'' »

30 juin 1943
" ... L'emprunt que nous avons obtenu ici nous a permis d'acheter des vivres et améliorer notre menu. Mr. Bedenheimer nous a passé deux fois du beurre, Mme Blum de Nice, du sucre, et M. Dikansi, quelques gamelles supplémentaires, sans oublier d'autres voisins dont le fils Bouchara. Enfin, on se débrouille, et il ne faut pas vous inquiéter pour nous. Nous attendons aujourd'hui les colis que vous nous avez envoyés et j'espère qu'ils arriveront intacts. je vous recommande de ne pas hésiter à bien emballer tout colis en employant beaucoup de boîtes en métal surtout pour le beurre, pour bien le conserver; les boîtes nous servent d'ustensiles, soit pour boire, soit pour faire cuire les aliments ou tout autre usage. N'hésitez pas pour la dépense d'emballage, ça se retrouve. J'espère que vous avez fait partir aussi un colis de vêtements comme je vous l'avais demandé, les pantoufles en alfa me serviraient bien ici pour promener dans la cour. Si vous trouvez des pantoufles pour la douche, pour aller dans l'eau, genre lofa ou en bois, ça serait commode. Nous avons quatre fois par semaine trois douches froides et une chaude, et je ne m'en prive pas. Je fais aussi ma culture physique avec un camarade de chambrée, ce qui me manque ici, c'est le savon et je l'attends avec impatience. Les W.C., je m'y habitue comme les autres en y allant de très bonne heure; enfin, nous nous adaptons à ce régime de prisonniers partagé avec tant de sérénité par tant de monde, hommes, femmes et enfants, jeunes et vieux... »


[.......]

Ce mardi 27 juillet 1943
«Mes chers enfants
«J'écris tous les jours régulièrement et je remets cette lettre à un voisin de chambrée qui est autorisé à sortir du camp "en mission" pour racoler à Paris les parents des détenus qui ont donné leur adresse dans la capitale, les faire venir au camp pour être déportés ensemble en famille. C'est une mission qui n'est guère noble, mais les "missionnaires'' ont laissé dans le camp des personnes qui répondent d'eux: leur femme, leurs enfants et s'ils ne rapportent pas du "gibier" et s'ils ne reviennent pas eux‑mêmes, des représailles terribles attendent leur famille laissée en otage.
«Jusqu'à présent, aucune défection parmi ces missionnaires; aucun ne s'est éclipsé ou disparu et de "gibier" ils n'en apportent guère ou peu... »

Jeudi 29 juillet 1943
«Je vous ai écrit hier et annoncé nos déportations probablement dans une ville de France, mais je crois qu'il faut déchanter, nous allons tous vers l'Est, destination inconnue. Le départ aura lieu samedi prochain et André est avec moi. J'ai cru un moment qu'il serait épargné comme agent de police, mais au dernier moment, on l'a remis dans le rang... »

30 juillet 1943
" Ma chère Bella et enfants,
" jusqu'à hier soir nous avons tenté de couper à la déportation par des stratagèmes spéciaux mais sans succès. Nous apprenons l'ordre par les blocs 812 et 813 et devons boucler pour le départ qui doit avoir lieu demain matin, samedi, sauf contrordre, avec nous (beaucoup de personnes de notre chambre faisaient partie d'un convoi de 1000 personnes). Il est très probable que nous ferons un arrêt à Metz, tout comme il est advenu à Simon et Marthe et à tous les convois précédents, mais ce que nous avons de plus réconfortant, c'est que nous voyons la fin de la guerre pour bientôt. Le moral des Allemands est bas sinon leurs armes, et ils capituleront vite comme l'Italie dont la capitulation est certaine d'après les nouvelles de ce matin. Évidemment le voyage est pénible, l'éloignement de la France aussi, mais que faut‑il faire sinon bonne figure contre mauvaise fortune. Nos souffrances seront comptées pour le Salut de nos enfants dont j'épelle le nom de chacun chaque soir pour le mettre sous la protection divine. Je souhaite que la présente vous trouve en bonne santé et en sécurité. je me soucie beaucoup pour vous tous et si j'étais rassuré en ce qui vous concerne, je partirais le coeur plus léger. Ai pourtant confiance en Dieu et pense que Maurice s'est bien débrouillé dans le rôle de chef prématuré, naturellement, je ne sais quand cette lettre partira ni quand elle vous parviendra. #Pour quelques temps n'attendez plus de lettre de notre part. " je vous embrasse tous très fort. »

C'est fini. Armand Nizard et son fils n'écriront plus. Ils ont été déportés le 31 juillet 1943 à Auschwitz (convoi n' 58).


Marseille, Vichy et les Nazis, le temps des rafles, la déportation des Juifs, Amicale des déportés d’Auschwitz et des camps de Haute Silésie.